MODE
IMANE AYISSI: « J’ai travaillé comme un forcené, depuis 1993, je n’ai jamais manqué une seule date, désormais je suis admis au Calendrier Officiel de la Haute Couture Française : j’ai été sérieux, cohérent et très endurant ! »
Qui est Imane Ayissi : Pouvez-vous nous tenir par la main et nous
entraîner dans les dédales qui éclairent sur votre incroyable parcours,
depuis votre enfance au Cameroun jusqu’au sommet de la mode à Paris ?
Je suis né à Yaoundé, au Cameroun, je suis arrivé à Paris en 1992. Je suis issu
d’une famille d’artistes (danse, musique), d’une part, et de sportifs, d’autre part. Papa était boxeur professionnel puis entraîneur dans cette même discipline et maman fut la première Miss Indépendance Cameroun en 1960. J’ai
commencé la danse très tôt car ma famille baignait dans cet art et j’étais entouré de personnages très inspirants comme mon grand-père maternel qui
était un très grand danseur de notre danse traditionnelle du pays Beti, dans la
Région de Yaoundé, la Capitale de mon pays. Il dansait au cours de festivités
ou de cérémonies où il était invité, il était accompagné de ses épouses, qui
devaient être à 4 ou 6 (j’étais enfant...). Les instruments qui jouaient leurs airs
étaient le tam-tam (Nkul, en langue Ewondo) ou le tambour (Mbè). On pouvait
aussi produire du son avec des lamelles de bambou (Bibè). Tous ces sons et
rythmes habitent mes souvenirs. Et ces visages majestueux comme celui de ma
tante.
Ma mère faisait partie d’une réunion de femmes qui se rassemblaient à
échéance régulière chaque mois dans des sortes de tontines avec ses sœurs,
cousines, voisines ou d’autres femmes parrainées par l’une ou l’autre. Cela
faisait du monde. Le but pouvait être l’épargne ou le secours dans la difficulté.
On appelait ces groupes Esuane, en langue Ewondo. Les femmes se déplaçaient
de maisons en maisons selon les tours des récipiendaires périodiques de
l’épargne. C’était aussi l’occasion d’inoubliables festivités. On se réjouissait
avec de fastueux repas et beuveries et leur point d’orgue était le spectacle de
danse qui clôturait inévitablement ces agapes. Ces femmes étaient d’une
incroyable beauté, leurs coiffures étaient magnifiques : des pagnes, des
drapés,...tout un spectacle ! Ma mère était si belle. Quand elle s’habillait, elle
me chargeait de remonter la fermeture de sa robe, elle était ma poupée, si belle
! C’est ainsi qu’elle fut embauchée comme hôtesse à l’ancien Aéroport de
Yaoundé, devenu aujourd’hui l’aéroport militaire, au quartier Mvan. Elle y
travaillait pour la Camair (Cameroon Airlines), Air Afrique, Air France. Le
samedi, l’aéroport était une attraction, les gens venaient juste pour la voir, la
regarder, admirer sa beauté.
C’est dans cette atmosphère de danse, de récréation, de sublimation du corps et
de fête que notre frère aîné, Le Duc (Ayissi), deviendra le pionnier de la danse
dans la famille, en créant un pont vers la modernité et en professionnalisant
tout cet héritage de nos parents. Il créa le groupe « Les Frères Ayissi » qui
évolua bientôt en « Le Duc et Les Duchesses »
Nous avons ainsi commencé la tournée des cabarets de l’époque : « Le Vieux
Nègre », à Douala, « Le Scotch », « Le Night Spot »...Accompagnement en
solo de Messi Martin (vedette nationale du rythme Bikutsi de l’époque).
Tournée chez « Régine », chez « Harris Bar », au « Parfait Garden » au
« Caveau », chez Monsieur Ahanda qui était marié à une Française... Je peux
vous en citer encore et encore : « Le Katios », « La Panthère Rose » chez
Prince Etong Ntomba, descendant de Charles Atangana, Chef Supérieur des
Yaoundé au temps colonial. « Le Balafon », « Le Pacha », « Le safari », « Le
Cocktail Club », chez mes cousins les Barrano, « L’Embassy »... Ainsi débute
ma carrière de jeune danseur. « Bref, Yaoundé était incroyable à l’époque » ! Il
n’y avait pas d’insécurité, pas de mendicité, la ville était très propre. J’ai
commencé à accompagner un panel d’artiste de plus en plus large et de plus
grande renommée : Messi Martin, Talla André Marie, Marthe Zambo, Beti-
Beti, incroyable ! Et sa soeur Annie Disco. George Seba dont l’épouse m’a
permis de coudre ma première robe de mariée : la jonction s’opère là, déjà,
entre danse et mode ! Je fis la connaissance de Paco Rabanne venu au
Cameroun, à l’Hôtel Hilton de Yaoundé.
J’étais jeune, j’ai toujours la danse
dans le sang, elle me transporte alors j’ai continué à accompagner les
musiciens : Nayanka Bell, Kassav, Baba Maal, Touré Kounda, Kéké Kassiry,
Mylène Farmer, Sting (dans Bouddha), Yannick Noah avec Le Duc dans Saga
Africa. Il arriva vite un tournant vers des danses plus classiques ou
contemporaines lorsque je fis la connaissance de Patrick Dupont, danseur étoile
de l’Opéra de Paris, avec qui je fis une tournée géniale au Japon puis au
Canada. Les plus grands ! Jean-Hugues Tanto, Alain Marty, Michaël Denard,
ou accompagnant Fanny Ardent dans Phèdre où je jouais le rôle d’Hippolyte
(2ème rôle), Mia Frye, Jean-Paul Goude...toutes de si belles personnes !
On peut dire que vous avez la danse dans le sang et que vous êtes
héritier d’une longue lignée d’artistes, de beauté et d’élégance...d’une
famille noble... vous en êtes fiers ? Comment s’est passée la bascule, de la
danse à la mode ?
Une sacrée trotte et une fierté de hisser le drapeau du Cameroun ; et même si
nous n’avons pas toujours reçu, en retour, ma famille a servi et notre amour
pour le Cameroun est indéfectible. Nous aimons le Cameroun. Nous avons reçu
une éducation très riche et marquée du sceau du respect et de la fierté. De
reconnaissance aussi pour la France qui m’a donné ma chance. Le Cameroun
est ma respiration, c’est inséparable. Et je puise beaucoup à mes souvenirs ou
de m’y ressourcer. Il vit en moi son odeur, celle de la poussière après les
premières pluies. Les parfums de certaines plantes et épices, même de certains
insectes que je prenais dans mes mains dans mon enfance. Je recherche aussi
certaines couleurs, certains sons, tout ça fait partie de moi.
Le respect nous vient de mon grand-père paternel qui avait plusieurs épouses,
toutes plus belles les unes que les autres : Mekongo, Agnès... très raffinées !
J’ai vu des choses incroyables comme des chaussures à l’ancienne. Les
Mengassa (jupons), sortes de tutus des années 50. La « Jupe Avion », etc.
J’étais attiré par tous ces objets, alors, j’ai commencé à dessiner très tôt....sur
le sol, avec des bâtonnets et des plastiques que je découpais comme des
patrons. Je fabriquais des cheveux avec les racines d’herbes en touffe, je volais
les robes de ma mère que je m’amusais à défaire puis recoudre en totalité sur la
machine de ma grand-mère Melono ! Ma mère découvrit ce jeu et me donna
comme punition de déchirer ses robes et de les recoudre à l’identique ! Ma
dextérité se développa ainsi, d’abord à la maison, puis par des personnes qui
me mettaient le pied à l’étrier comme mon cousin Blaze Design, qui était rentré
au pays après avoir été « petite main » chez Dior. Il m’ouvrit ses portes à son
atelier du quartier Golfe à Yaoundé où il organisait des défilés dans sa villa. Il
habillait les dames de la haute société et plusieurs dames journalistes à la
télévision camerounaise. Puis de proches en proches, je fis la connaissance de
Jemann un styliste local, Black Girafe, Célestin Alléluia. On s’inspire toujours
de quelque chose, on ne peut pas avancer si on n’écrit pas notre culture, le
passé est très important. Mme Ngann, Chris Seydou, Gisèle Gomez, Claude
Montana et des noms de plus en plus incroyables ! Gauthier, Mugler, Paco
Rabane, ect. Les jeunes doivent connaître ceux qui se sont battus. Paco rabane
fut le premier à faire défiler un Noir sur un grand podium, Saint Laurent prit le
relais avec une femme, non pas comme « porte-manteau » mais comme muse.
J’ai rencontré des personnes formidables comme Katoucha, Melissa Doucouré,
Adriana Karembeu.
Je suis styliste-modéliste aujourd’hui mais la danse ne me quittera jamais, je ne
quitterai jamais la danse : elle m’habite, je l’ai dans le sang et dans le corps ! Il
existe ce lien indissociable avec la mode : c’est l’expression corporelle car le
vêtement se porte. Le vêtement prend vie sur le corps. Les vêtements ont
besoin qu’on les porte : l’esthétique, c’est important. Et cela a toujours existé, y
compris chez nous, en Afrique : on dit « Elede Ngueng » pour parler de
concours de beauté, en langue ma langue Ewondo. Il fallait se préparer !
Soigner sa chevelure avec des huiles végétales, de même que son grain de peau
tout noir ébène que l’on recouvrait d’une poudre de corps appelée « Ba ».
Certains concours se faisaient tout nu pour apprécier la perfection des formes et
des ornements de colliers (Minsanga), cauris, noyaux de noix de palme sculptés
en bagues, osselets en bijoux...autant de savoir-faire tirés d’une forêt désormais
en souffrance du fait d’une déforestation sauvage. Le Nyanga désignait donc
tous ces arts qui entouraient l’élégance, la beauté et les soins de corps. Elede
Ngueng étaient les défilés-concours de beauté et de mode. Toute cette culture
m’anime.
Votre parcours a semblé se dérouler sur deux pieds : La Danse et la Mode ..... Désormais il n'y a plus que la Mode ?
Avec l’expérience j’ai embrassé cette totalité du corps et je me suis lancé dans
la mode. Il m’a fallu des années de patience et de détermination. Car j’avais
commencé par travailler pour les autres en tant que mannequin. Et même
personne ne voulait m’engager quand je suis arrivé à Paris. Je me suis introduit
dans le milieu aux forceps et grâce à une confiance en mon art et une
détermination sans faille, une immense capacité de travail et d’apprentissage
aussi. J’avais appris des plus grands danseurs l’acharnement au travail, la
patience et l’humilité, mais aussi à saisir ma chance. J’ai pris mes quartiers aux
Bains Douches, le célèbre club parisien, le Tout-Paris de la culture et du Show-
biz y a ses habitudes. J’ai commencé à m’y faire des amis et à en profiter pour
parler de mon travail et exposer mes projets. Paco Rabane, Saint Laurent,
Grace Jones, Vanessa Paradis et tant d’autres : je les ai tous connus aux Bains
Douches.
J’ai beaucoup travaillé. Désormais, je fais partie du très prisé Catalogue
Officiel de la Mode Française. Je peux exprimer mes idées, affirmer mon
style, partager ma culture d’origine, de mon Cameroun natal et de l’Afrique, en
général. En ce moment j’explore des vêtements en textile végétal issus de
feuilles de raphia, un arbre de notre forêt équatoriale. « Zàm », en langue
Ewondo Beti, c’est le raphia. On peut en extraire, entre autres, ce textile appelé
« Obom ». Il est utilisé pour toutes sortes de cérémonies, populaires ou
cultuelles, tenues d’apparat des dignitaires traditionnels, deuils, mariages,
baptêmes. Le bruit du raphia (Zam) me parle, ça me porte.
J’ai effectué un très long périple avant de me faire une place dans la mode, au
prix d’énormes sacrifices et frustrations, sans les mêmes moyens que les autres
mais j’y suis arrivé. J’ai travaillé comme un forcené, depuis 1993, je n’ai
jamais manqué une seule date, désormais je suis admis au Calendrier Officiel
de la Haute Couture Française : j’ai été sérieux, cohérent et très endurant !
Qu'est-ce qui vous a motivé tout au long de cet incroyable parcours vers les sommets de la mode ?
S’affirmer ! J’avais confiance dans mon savoir-faire et je voulais montrer que
l’Afrique possède des richesses au niveau des textiles, contrairement à la
narrative ambiante sur la nudité des Africains, qui relève d’un paradigme sur le
rapport au corps et d’une conséquence de la violence subie. Il a toujours existé
un textile local. Comment s’habillaient-ils ? On ne se pose jamais la question et
pourtant tant de fresques historiques ou de survivances traditionnelles en
attestent. Dans ma région du pays Ekang Beti en Afrique centrale, il existe le
tissage du raphia (Obom) et même le travail du Coton est connu au Nord
Cameroun avant l’arrivée des colons, à l’Ouest, le Ndop et le Toghu, comme le
Bogolan et Kenté en Afrique de l’Ouest. On s’habille avec des fibres végétales
naturelles, des feuilles, des fleurs, des plumages, etc. C’est à nous de valoriser
tout ce patrimoine. Il en est de même pour notre spiritualité : bien que
dépositaire de la plus ancienne spiritualité sur la planète, les africains passent
leur temps à squatter les religions des autres, et c’est le seul peuple ainsi sur
terre. On est amnésique, sans affirmation, avec des croyances d’emprunt qui ne
laissent place qu’à l’hypocrisie et aux tabous car tout est superficiel et notre
propre référent, on en a honte ou on l’ignore. Même nos enfants ne savent plus
parler nos langues dès qu’ils naissent et grandissent en ville. Mon travail est
pour moi le lieu de mon affirmation culturelle : c’est l’unique moyen de se faire
respecter et de devenir partenaire dans le dialogue des cultures. C’est ainsi que
j’ai présenté une exposition au Vatican que j’avais intitulée Vodou, la plus
connue des religions africaines comme il en existe d’autres en Afrique centrale,
par exemple, telles que le Bwiti, le Melan et les Bissima. Les robes étaient des
robes-talismans. C’était ma manière de les interroger. J’avais rédigé, pour
l’occasion, un texte très audacieux pour expliquer mon travail. Il y avait
beaucoup de religieux. A la fin, ils ont lu puis se sont tous levés et ont applaudi.
Voilà ce qui devrait être, on ne fait plus la guerre comme autrefois : de nos
jours, on dialogue, on communique, on expose ses idées.
Je m’exprime par la mode. Je mets en avant ma culture. J’utilise le plus
possible ma langue que j’adore, elle qui puise au fond des âges. Nos langues
sont très belles. Je nomme mes collections dans ma langue (l’Ewondo) et je
donne la signification ensuite. J’aime les mimiques qui l’accompagnent, de
même que les sons. C’est notre plus bel héritage. Je continue de parler ma
langue avec délectation bien que j’aie vécu maintenant plus d’année en France
qu’en pays Ewondo. Je veux même être plus Ewondo que celui qui vit à
Ongola Ewondo* (autre nom de Yaoundé*) et cela ne m’empêche pas d’être
parisien quand je veux être parisien. Cessons d’être complexés, c’est ainsi que
l’on s’impose au monde et que les autres nous respectent.
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