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FRANCE/ELECTIONS EXTRÊME-DROITE-IMMIGRATION : RADIOGRAPHIE D'UN MAL FRANÇAIS


Interview Amzat Boukari-Yabara, historien.


" Le FN est idéologiquement alimenté par différents cercles de réflexions promouvant le biologisme, le rejet du métissage et du cosmopolitisme, puis plus tard du mondialisme."


1/Kjj - Amzat Boukari-Yabara, bonjour...

Vous êtes un enfant de l’union d’un père Béninois et d’une mère Antillaise, Vous êtes historien, Docteur en histoire et civilisations de l’Afrique de l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales) de Paris, spécialiste du panafricanisme, militant, auteurde plusieurs ouvrages sur le panafricanisme et plusieurs de ses figures, également spécialiste des mouvements de libération Afro en Amérique Latine...et ceci n’est pas une présentation exhaustive de vos travaux et champs de compétences...

Nous souhaitons vous interroger sur la situation politique qui a cours en ce moment en France avec une élection qui a bien failli porter au pouvoir un parti notoirement présenté comme raciste, xénophobe et discriminant. Comment analysez-vous cet épisode politique en France ?



Amzat Boukari-Yabara : La dissolution de l’Assemblée Nationale a été décidée par le président Emmanuel Macron à la suite de la victoire du Rassemblement National aux élections européennes. Il n’était pas obligé de la faire mais cela a considérablement accéléré et bouleversé le rythme de la vie politique française avec des répercussions sur l’ensemble de la société en raison d’une certaine brutalité politique et sociale. La France est dans un épisode qui accentue des clivages qui étaient réapparus lors de la campagne pour les Européennes. Les résultats de cette élection à un tour ont établi une hiérarchie faisant du RN de Marine Le Pen le premier parti de France, devant le camp de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et, en dernier sur le podium, le camp présidentiel d’Emmanuel Macron.


Cependant, les élections législatives obéissent à une autre logique et les forces de Gauche ont réussi à s’unir pour la circonstance. Ce sont aussi 577 élections différentes, avec une situation de proximité avec les électeurs. La stratégie des alliances, les reports de voix ou les maintiens lors des triangulaires et plus généralement la sociologie électorale, peuvent donner lieu à des résultats différents. Ainsi, le Nouveau Front Populaire réunissant LFI, les communistes, les socialistes et les écologistes, est arrivé en tête, devant le parti Renaissance, et en troisième, le RN qui a récupéré une petite frange non négligeable des Républicains arrivés quatrième.


Je trouve que l’épisode politique actuel est un mélange de confrontation idéologique très claire et de confusion stratégique. Les programmes sont clairs de part et d’autre mais le retour à la politique politicienne autour de l’accès au pouvoir, ou de la répartition des postes, aussi bien à l’Assemblée Nationale que à Matignon, vient brouiller les cartes. Avec la nouvelle percée du Rassemblement National, la confrontation idéologique, le manichéisme est redevenu une arme pour discréditer l’adversaire. Le climat politique français est lourd, voire nauséabond. La distance entre les élus – pour ne pas dire les élites – et le peuple n’a jamais été aussi grande alors que le peuple veut clairement reprendre sa place dans le jeu politique.

C’est en ça que je comprends l’intérêt stratégique d’une dissolution et la tendance qui semble vouloir ramener le pouvoir au niveau de l’Assemblée regroupant les représentants du peuple.

Sur le retour à la politique politicienne, la scission au sein des Républicains entre leur président qui décide de rejoindre la ligne du RN et les autres barons qui le destituent montre à quel point le pouvoir est une question de vie et de mort. L’union des Gauches a aussi été l’occasion de règlements de comptes dans lesquels l’intérêt général semble ne pas primer au nom des objectifs carriéristes ou des guerres d’ego. Quant à Macron, il reste au centre du jeu malgré tout mais son camp, notamment l’ancien Premier ministre Gabriel Attal, prépare clairement déjà 2027.



2/ Kjj - Quelle est l’histoire de ce parti (le Rassemblement National) et que dit-il de la société française et du racisme au pays dit des Droits de l’Homme ?


Amzat Boukari-Yabara : En 1958, Jean-Marie Le Pen, un ancien engagé de la guerre

d’Indochine qui était député au sein du parti de Pierre Poujade, se rapproche d’un autre député parachutiste Jean-Maurice Demarquet, pour fonder le Front national des combattants.

Regroupant des nostalgiques de Vichy et des partisans de la collaboration, des groupes antisémites, anti-américains et anti-soviétiques, avec une forme de protectionnisme économique, le mouvement émerge dans le contexte de la guerre d’Algérie. Dans les années 1980, le Front National prend son envol en assumant un discours raciste et populiste. Il faut comprendre que le FN est toujours sous-évalué dans le sens où le nombre de personnes qui adhèrent aux idées de ce parti est alors supérieur au nombre de personnes qui osent voter. Le racisme et la xénophobie ne se limitent pas non plus à l’extrême-droite. Toutefois, pendant un certain temps, la diabolisation du FN permet de maintenir un cordon, avec parfois des allusions tendancieuses comme celle faite par Laurent Fabius : « le FN pose les bonnes questions mais apporte les mauvaises réponses ». Le FN est idéologiquement alimenté par différents cercles de réflexions promouvant le biologisme, le rejet du métissage et du cosmopolitisme, puis plus tard du mondialisme. Jean-Marie Le Pen est d’abord entouré de figures comme Bruno Mégret, avant que sa fille Marine n’entre également en politique et fasse de ce parti une sorte d’affaire familiale. Cependant, le FN qui a connu une première percée sous les socialistes dans les années 1980, va bénéficier des virages identitaires et sécuritaires de la droite, ainsi que la crise du capitalisme néolibéral pour diversifier son électorat et contester la gauche dans les vieilles zones industrielles. Ouvriers, artisans, petits commerçants et retraités sont de plus en plus attirés par un discours simpliste. Réduite électoralement par Nicolas Sarkozy qui a durci son discours dans le but d’en récupérer les électeurs, l’extrême-droite revient en force à la suite du mandat de François Hollande qui pousse de plus en plus de Français de classe populaire vers l’espoir de solutions radicales. Jean-Marie Le Pen s’était qualifié une première fois pour le second tour de l’élection présidentielle en 2002, suscitant une mobilisation exceptionnelle dans le cadre de la réélection à 82% de Jacques Chirac. En revanche, le cordon a disparu entre temps et Marine Le Pen accède aussi au second tour de l’élection présidentielle en 2017 et en 2022. Et Marion Maréchal Le Pen fait également son apparition, représentant ainsi la nouvelle génération d’un parti qui revendique de plus en plus d’être le premier parti de la jeunesse de France. De fait, le RN présente et fait élire des candidats plus jeunes que d’autres partis. C’est donc une force politique qui a réussi sa mue et qui est devenue incontournable dans le paysage politique français. Sa présence à ce niveau montre juste les préoccupations majeures d’une grande partie des Français et leur déception envers les partis traditionnels.


3/ Kjj - Est-ce que la montée de l’Extrême-Droite en France est le reflet de la progression de l’immigration en France, après qu’elle est d’abord un courant interne aux évolutions internes,sociopolitiques et civilisationnelles de l’Europe ?


Amzat Boukari-Yabara :Le discours de l’extrême-droite repose sur la stigmatisation permanente et sans concession des étrangers et des immigrés. Lamontée de l’immigration est donc le principal argument utilisé pour expliquer les difficultés rencontrées par les Français en matière de logement, d’emploi, de services publics ou d’aide sociale, mais aussi d’insécurité. Plus que la montée de l’immigration, c’est la visibilité des migrants, étrangers ou assimilés qui conduit également au développement de théories sur le « grand remplacement » ou le « racisme anti-blanc ». L’immigration progresse mais c’est surtout la politique d’assimilation de la France qui pose problème en ce que ce pays ne parvient pas à donner réellement leur place à des enfants élevés dans l’école républicaine mais toujours vus comme étant différents ou inférieurs du fait de leur origine.

Au niveau européen, l’extrême-droite a un discours de repli nationaliste, prônant une Europe des nations par opposition à une Europe fédérale. Elle est pour la reprise en main par la France des instruments de sa souveraineté comme la monnaie, mais surtout le contrôle de ses frontières. L’extrême-droite est présente dans tous les pays européens, elle constitue une force politique transnationale et son discours reste sensiblement le même partout où elle se développe. C’est aussi un discours de réaction face à une Europe dont la démographie et la sociologie changent naturellement du fait de la baisse de la natalité et de l’immigration en provenance de différentes régions du monde, notamment d’Afrique et du Moyen-Orient.


4/ Kjj - Quelle est la part spécifique dans le discours de ce parti qui s’adresse à l’immigration d’origine noire-africaine, en terme de thématiques liées à ses calculs politiques ?


Amzat Boukari-Yabara : L’extrême-droite construit son discours sur la défense des valeurs chrétiennes et traditionnelles face à la décadence ou au déclin dont les populations étrangères seraient porteuses. Il contient aussi la nostalgie d’un âge d’or, d’une France rayonnante dans le monde, aimée des peuples qu’elle a dominés, bref, une France de la propagande coloniale. L’immigration subsaharienne, reflet de la question coloniale et raciale, constitue une menace identitaire pour la suprématie blanche, au même titre que le métissage. Idéologiquement parlant, l’extrême-droite se présente comme le courant de la survie identitaire de la France. C’est dans ce sens que le RN maintient une ligne idéologique islamophobe.

C’est aussi le parti autoproclamé de la défense des intérêts du peuple français. Le calcul qui assimile le nombre de chômeurs au nombre d’immigrés sous-entend mécaniquement que les

conditions de vie des Français seront améliorées par l’expulsion des étrangers, ou par des politiques discriminatoires ou ségrégatives qui réservent aux Français des droits ou des priorités.

Un enjeu est la définition des autres. Si les étrangers et les immigrés sont bien ciblés, ce sont d’abord les étrangers et les immigrés non-européens ou non-occidentaux. C’est déjà le cas d’une certaine manière dans les législations actuelles. En revanche, le ciblage plus récent des Français qui auraient une autre nationalité ou origine extra-européenne montre un projet de

division au sein même de la citoyenneté, de rupture d’un certain nombre de principes d’égalité dans l’accès aux droits.

L’autre grand enjeu, après la crise économique imputée à l’immigration, est l’insécurité. Tout est fait pour montrer une sur- représentation des personnes d’origine étrangère dans les violences qui défrayent l’actualité. L’extrême-droite revendique ainsi une capacité à remettre de l’ordre dans les quartiers ou les territoires qui seraient actuellement perdus pour la République. L’immigration est donc utilisée au nom d’une politique sécuritaire dont l’application est menée par un corps social, la police, dont une grande majorité des effectifs, se reconnaît dans la vision de l’extrême droite.


5/ Kjj - S’est-il jamais organisé à quelque époque de l’histoire française et de son immigration d’origine africaine une organisation quelconque de résistance politique dans la communauté africaine ?


Amzat Boukari-Yabara : Il y a toujours eu des résistances, de la part de ceux qui étaient les cibles et les victimes de ses politiques, et dans une moindre mesure des résistances et des solidarités au sein de la société française. Il ne faut pas oublier que cette histoire de résistance repose sur de longues périodes d’oppression raciale qui ont aussi produit une grande partie des richesses ou de l’appareil de production économique actuel de la France. L’esclavage et la colonisation sont des périodes de la longue histoire, à l’origine du rayonnement géopolitique de la France dans le monde. Le racisme est une production de la pensée scientifique française avec des idéologues comme Gobineau, mais aussi des philosophes des Lumières qui théorisaient les libertés sans voir la nécessité de l’abolition de

l’esclavage.

La France a produit des législations pour contrôler les populations noires, notamment le Code Noir et la Police des Noirs car il existait des résistances. La France est un pays qui a une histoire à la fois coloniale, postcoloniale et néocoloniale, mais qui a réussi à s’approprier la paternité du concept des « Droits de l’Homme » alors que sa Révolution en 1789 ne parvient pas à aboutir l’esclavage, et produit même un projet de rétablissement de l’esclavage à la Guadeloupe et à Haïti qui avaient obtenu l’abolition. La France a pu compter lors des deux conflits mondiaux sur son empire colonial, notamment les Tirailleurs sénégalais. Elle a utilisé la main d’œuvre immigrée pour sa reconstruction après 1945 et, outre sa participation au pillage des ressources en Afrique, son économie continue de bénéficier des étrangers qui en retour contribuent à l’économie de leurs pays d’origine par le mécanisme des transferts d’argent. La résistance s’est faite dans les foyers de travailleurs migrants africains, dans les collectifs de sans-papiers, dans certaines catégories où ils sont surreprésentés comme le bâtiment ou le nettoyage, il y a eu des luttes sociales et syndicales.

Des artistes ont aussi résisté et des musiques comme le rap sont politiquement engagés contre le Front National et l’extrême-droite. Politiquement parlant, le système français ne permet pas l’émergence de partis ayant un fondement racial ou communautaire quand bien même le Front National en fait un élément de son identité, mais pour les Africains, le salut est

longtemps passé dans l’affiliation à la Gauche et à ses relais de terrain comme SOS Racisme, avant de constater que ces soutiens pouvaient être aussi d’autres chaînes. L’expérience du Conseil représentatif des associations noires (CRAN) n’a pas non plus été une réussite car cette fédération n’a jamais réussi à toucher les jeunes issus des quartiers populaires et semblait bénéficier d’une visibilité médiatique proportionnellement inverse à son impact auprès des communautés qu’elle était censée défendre.

Autour de l’année 2005, plusieurs mouvements, parfois plus radicaux, sont apparus, mais vingt ans plus tard, force est de constater que la question noire est absente de l’agenda politique français. La France n’a jamais été aussi africaine dans sa démographie mais elle demeure dans un logiciel daté et colonial envers sa population noire et afrodescendante présente dans l’Hexagone. Quant aux territoires ultramarins, le cas de la Kanaky montre la difficulté pour la France de gérer des questions sensibles sans mettre le feu au poudre.


6/ Kjj - Quelle est la responsabilité de l’État français face à cette montée de l’Extrême-Droite ?


Amzat Boukari-Yabara : L’extrême-droite progresse dans le champ politique et

institutionnel français. Le Rassemblement National est un parti officiel et légal, reconnu par l’administration, dont les élus, les militants, les idées, sont présents dans l’ensemble des strates de la société française et de plus en plus dans les institutions de l’Etat, même si certains corps de métiers dans la Justice, la Culture ou dans l’Enseignement se sont publiquement opposés à ses idées. L’État français n’a jamais mis les moyens pour une vraie politique de lutte contre le racisme, et il est resté timide dans son application stricte des lois condamnant le racisme, et mesuré dans son soutien aux pratiques et aux mesures de lutte contre les discriminations. L’éloge de la diversité ne suffit pas à masquer des politiques migratoires et des législations sur l’entrée et le séjour des étrangers sur le sol français qui penchent vers les idées du RN. La dernière loi sur l’immigration proposée par le camp macroniste reprend des éléments édulcorés du programme du RN.

On retrouve aussi cette formule

de Jean-Marie Le Pen disant que les Français préféreront toujours l’original à la copie. L’État français doit aussi revoir son image et tenir compte de toute la mosaïque qui constitue le paysage de ce pays.


7/ Kjj - Quelle est la situation dans les autres grands pays européens ?


Amzat Boukari-Yabara : Parmi les voisins de la France, l’Italie dispose est le seule qui dispose d’un gouvernement d’extrême-droite avec Giorgia Meloni, qui forme même une coalition d’extrême-droite. Si l’Italie a pu procéder à des régularisations et relancé sa politique africaine, la situation des migrants dans ce pays est telle que beaucoup refusent d’y rester. Quant au racisme, il s’exprime à visage découvert et

touche notamment les footballeurs africains dans les stades. En Allemagne, l’extrême-droite est toujours présente mais si le contexte migratoire est utilisé pour obtenir plus de voix, le système de gouvernance allemand fonctionne sur des coalitions qui permettent d’équilibrer les lignes politiques. Aux Pays-Bas, le parti de Geert Wilders est la première force politique avec une ligne europhobe et islamophobe assumée. En Angleterre, le parti Reform UK qui s’inscrit dans la suite du mouvement pro-Brexit a obtenu pour la première fois quatre sièges aux élections de juillet 2024 et fait son entrée au Parlement. En Espagne, le gouvernement est socialiste mais le parti Vox obtient des résultats significatifs. L’extrême-droite est également le troisième parti au Portugal avec Chega. En Europe centrale, l’extrême-droite est au pouvoir en Hongrie avec Viktor Orban, et elle est également en situation en Autriche et en Slovaquie. Les partis d’extrême-droite dans le contexte européen se retrouvent surtout sur la dimension europhobe et anti-immigrationniste.


6/ Kjj - Comment expliquer l’adhésion de certains Africains ouoriginaires des DOM-TOM à cette rhétorique politique suprémaciste et raciste ?


Amzat Boukari-Yabara : Une grande partie des Africains veulent une rupture avec la France et pensent que seul un pouvoir d’extrême-droiteouvertement raciste peut réaliser cette rupture du côté de la France. Ils sont persuadés que ceux qui disent « la France aux Français » laisseront « l’Afrique aux Africains » mais l’ingérence africaine en France est proportionnellement inverse à l’ingérence française en Afrique donc on ne comprend pas trop la pertinence d’une telle équivalence.

Pareil, certains pensent que comme Marine Le Pen est pour la sortie de l’euro, elle comprendra le besoin des Africains de sortir du franc CFA, mais il se trouve que le programme de son parti semble être devenu bien moins clair sur cette mesure. Ensuite, on peut penser que l’extrême-droite dévoilera le vrai visage de la France et amènera ce pays à assumer ses contradictions et à quitter le continent, ainsi qu’à pousser la diaspora à quitter la France pour rentrer en Afrique. N’oublions pas au passage que l’argent envoyé par la diaspora africaine en Afrique est supérieure à l’aide au développement et permet à de nombreuses communautés en Afrique de disposer d’un certain pouvoir d’achat. Ce qui est en jeu ici, c’est la fin de la dépendance et du pacte colonial d’une part, et aussi l’appel à une confrontation directe avec un pouvoir raciste et suprémaciste. Enfin, il y a dans ce contexte, des Africains ou des Ultramarins qui, au-delà de souhaiter une victoire de l’extrême-droite comme « électrochoc » des Noirs de France, adhèrent directement aux idées racistes et intègrent les rangs de l’extrême-droite. Ils s’inscrivent dans une banalisation du racisme. Ceux qui ont la paresse de combattre le racisme sont toujours susceptibles d’adhérer au racisme. Il y a vingt ou trente ans, Jean-Marie Le Pen ou sa fille pouvaient difficilement mettre le pied en

Martinique ou en Guadeloupe car des collectifs les empêchaient de descendre de l’avion. Aujourd’hui, les délégations lepénistes disposent de comité d’accueil, d’une couverture médiatique et d’une bienvenue accompagnée du folklore local.

Certains Africains ou Ultramarins adhèrent par carriérisme et par visibilité, dans le sens où l’extrême-droite a besoin que son discours soit porté par des Noirs pour justement se libérer de l’accusation d’être un parti raciste. Cela fait partie de sa dédiabolisation, présenter des candidats noirs et arabes pour montrer qu’il est un parti ouvert à une certaine diversité. Nous

entendrons ainsi de plus en plus de Noirs expliquer qu’ils ont vu ou vécu plus de racisme dans les autres courants politiques de gauche ou de droite que dans les rangs du Rassemblement National. D’autres sont choisis pour assumer le discours anti-migratoire, pour développer la haine de leur propre communauté, pour pointer le misérabilisme ou la victimisation des Africains, tout cela en surjouant bien souvent leur intégration. En réalité, l’extrême-droite est un lieu d’intégration assez confus pour des personnes d’origine étrangère qui ont développé une conception du patriotisme fondé sur la domination, l’écrasement et le mépris de leur propre origine.


9/ Kjj - Le métissage est-il un antidote chronologique au racisme ?


Amzat Boukari-Yabara : Non, le métissage ne combat pas le racisme car on peut être métis et s’inscrire dans des courants xénophobes, avoir un rejet d’une partie de son identité qui soit tout autant un produit du racisme.Le métissage peut autant invisibiliser que sur-visibiliser le racisme surtout que les personnes métisses doivent aussi gérer leur identité. Cette gestion nécessite souvent de porter deux mondes ou deux cultures différentes mais aussi de penser l’intégration dans une société qui peut demander de choisir entre être blanc ou être non-blanc. Dans les faits, il n’y a pas besoin de métissage pour que deux cultures ou deux mondes différents dialoguent. Maintenant sur le plan chronologique, l’augmentation des mariages mixtes semble faire partie des réalités sociologiques française et cette société est de plus en plus métissée à tous les niveaux mais pas dela même manière selon les régions et les milieux sociaux. Les milieux du pouvoir restent assez fermés, peu ouverts à toute forme

de diversité.


10/ Kjj - L’Afrique est-elle elle-même à l’abri des extrémismes : le tribalisme est-il comparable à ces mouvements xénophobes et racistes ?


Amzat Boukari-Yabara : Le tribalisme en Afrique n’est pas comparable aux mouvements xénophobes et racistes en Europe car les processus sont différents. D’une part, il n’y a pas d’équivalence dans le sens où les personnes d’origine européenne en Afrique ne font pas l’objet d’une politique de discrimination, de marginalisation ou de répression ciblée tendant à en faire les bouc-émissaires de tous les problèmes. Si il existe un discours anti-occidental, qui lie la situation de l’Afrique à la présence ou plutôt à la domination occidentale, il répond à des faits historiques précis liés à la colonisation.


D’autre part, les différences ethniques en Afrique procèdent elles-mêmes d’une lecture raciste de l’Afrique héritée de la colonisation, qui essentialise les conflits sous l’angle de la race là où ce sont plutôt des inégalités sociales, des injustices économiques ou des dominations politiques qui sont à l’œuvre. La responsabilité de certains dirigeants n’est parfois pas loin de reprendre des stéréotypes xénophobes, si on pense notamment aux dérives liées à la politisation des identités, dans le cas par exemple de l’ivoirité. L’identité tribale reste plus un moyen de conservation du pouvoir que de répression de l’altérité.

Enfin, des formes de xénophobie existent à l’intérieur de l’Afrique du fait que les nationalismes et les patriotismes se sont développés sur des crises économiques et sociales qui font du ressortissant d’un pays africain voisin un bouc-émissaire idéal. L’histoire contemporaine de l’Afrique a connu des cas d’expulsions de ressortissants d’un pays à l’autre, ainsi que des régimes, des guerres et des génocides comportant une dimension ethnique et fasciste réelle.


11/ Kjj - Comment voyez-vous l’avenir, dans cet tiraillement entre grands mouvements migratoires croissants, replis identitaires et montée des extrémismes xénophobes à travers le monde ?

Amzat Boukari-Yabara : En France, la coupure semble définitive entre les métropoles qui disposent d’une forte diversité ethnique et le reste des pays, notamment les zones rurales, où le vote d’extrême-droite est important. Les partis d’extrême-droite vont continuer à monter dans les urnes et selon les configurations politiques, ils connaitront sans doute des passages au pouvoir. Ils vont de plus en plus s’intégrer au paysage politique car ils sont déjà adoubés médiatiquement. Plus que le repli identitaire, c’est la fierté identitaire qui va sans doute prendre de l’ampleur, et donc des formes de suprémacisme. Les réseaux sociaux vont continuer à être des terrains de bataille sur le plan de la propagande.

Toutefois, il y a une urgence à sortir de la guerre informationnelle pour revenir à une guerre des connaissances. Tant qu’on ne s’attaque pas aux préjugés et aux stéréotypes, à l’ignorance, il sera difficile de faire reculer la pensée raciste et l’idéologique qui accompagne l’extrême-droite. Le racisme n’étant pas limité à l’extrême-droite, ce travail relève de la responsabilité de tout le monde. Autrement dit, il va falloir arrêter de faire de l’extrême-

droite l’arbre qui cache la forêt du racisme et que chacun fasse le ménage dans ses rangs.

La condition noire et immigrée en France et en Europe sera de plus en plus brûlante car elle bouscule l’identité européenne et elle bride également les aspirations d’une grande partie des citoyens européens qui sont d’origine africaine mais qui comprennent qu’ils ne le sont pas pleinement. Sauf à endosser justement le discours du RN. Sans doute une autre partie déjà tournée vers l’Afrique y trouvera encore plus d’intérêt. L’avenir reste ouvert et les résistances sont encore perfectibles.


Entretien avec Gabriel Mbarga, Kidjidji Media

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